L’Hôtel Sana Lisboa se dresse à la manière d’une haute forteresse de luxe non loin de la place Marquis de Pombal. De ma fenêtre au neuvième étage, je regarde pour la dernière fois la ville hérissée de grues et le Tage, enveloppé d’un léger voile de brume, tout au fond du vallon découpé dans les collines de Lisbonne par le quartier de la Baixa. De part et d’autre, sur ses hauteurs, la cité se déploie avec ses beaux immeubles anciens et ses églises baroques, ses quartiers pittoresques… A gauche, en dépit de la distance, on distingue parfaite- ment les remparts du Castelo et les drapeaux qui flottent au dessus de ses créneaux. A leur pied, se situe le Théâtre Taborda qu’on cherche vainement du regard pour un dernier salut.
Trois jours se sont passés depuis notre arrivée pour cette quatrième assemblée du réseau Eurodram et comme les précédentes années, la question demeure de savoir comment les raconter en respectant un minimum la studieuse réalité de nos réunions, tout en se laissant guider par la pénétrante poésie de son lieu de résidence. Et à vrai dire, sous cette lumière matinale, on se sent davantage porté par l’esprit de vagabondage, par le parfum si particulier de la capitale portugaise.
Alors, bien évidemment, on ne pourra pas éviter d’évoquer le quartier d’Alfama et ses venelles en pente rapide, aux pavés si usés qu’ils en précipitent la descente. Un ascenseur public permet de s’épargner cet éventuel périple, lorsqu’au terme d’hasardeuses divagations, on parvient à le repérer, au grand soulagement de ses jambes.
Dans un rapide tour d’horizon des images imposées, on ne ne pourra pas non plus éviter de mentionner les célèbres tramways rouges ou jaunes qui ferraillent dans les ruelles tortueuses, suspendus à leur perche comme de funambules araignées. A chacune de leurs fenêtres, se découpent les visages de visiteurs réjouis dont le parfait alignement évoque malicieusement un théâtre de marionnettes. A leur trafic, s’ajoute celui des taxis noirs et verts et la longue procession des tricycles, homologues lisboetes des touk-touks asiatiques, qui sillonnent en grand nombre le dédale historique des quartiers populaires en quête d’émotions touristiques et de découvertes programmées. Ils longent en silence les façades délabrées de vieilles habitations couvertes d’azuleiros en partie décollés et de balcons en fer forgé qui
commencent à rouiller. Des graffitis et autres tags envahissent ça et là les ruines d’anciennes bâtisses déshabillées de leurs toitures et d’une partie de leurs huisseries.
Pour la mémoire, on évoquera quelques édifices remarquables qu’on ne prendra pas le temps de visiter ou les mosaïques de pavés, sobrement noirs et blancs, qui ornent les trottoirs et les parvis des places et dont le miroitement lustré fait penser qu’il a plu quand la nuit est tombée. Et puis, pour les gourmands, on mentionnera enfin les restaurants de poissons grillés, les iconiques sardines, les morues cuisinées à toutes les sauces du Portugal ou encore les pasteis de natas, ces tartelettes à la crème qui font figure de véritables spécialités pâtissières de la ville. A Lisbonne, c’est acquis, on monte et on descend et on use ses semelles. Mais au terme de sa déambulation une seule question s’impose : comment ne pas aimer Lisbonne ?
La même question se pose concernant le Théâtre Taborda. Comment ne pas aimer ce théâtre incroyable perché sur quatre étages juste avec ses larges baies vitrées qui s’ouvrent, tant au niveau du bar qu’a ceux des salles de réunion, sur un panorama imprévisible de la vieille ville ? Comment, dans le même esprit, ne pas apprécier l’accueil qui nous est fait par Maria et Carolina? Comment ne pas se réjouir de se retrouver une nouvelle fois après Pristina, Sofia et Istambul et de constater que les choses avancent dans la bonne direction ? Que toutes ces énergies patiemment associées sont en train de construire un véritable réseau au dessus des frontières et cela sans moyens ou presque, en dehors de la mainmise des institutions ?
Jeudi 21 septembre
Mais revenons trois jours plus tôt. Tout commence jeudi dernier dans un Aérobus en compagnie de Jeton, le coordinateur du comité albanais. Le hasard a voulu que nous prenions le même avion et l’amitié que nous choisissions de poursuivre le chemin ensemble. Nous sommes donc dans l’Aérobus, la navette aéroportuaire de Lisbonne, et découvrons un paysage urbain moderne qui n’a rien de commun avec les images de la ville précédemment décrites. Il est près de 17h et d’évidence, nous serons en retard à la première réunion de l’AG. Avant de nous y rendre, il nous faut dénicher l’hôtel, régler les formalités hôtelières, déposer nos valises et arrêter un taxi avec l’aide d’un souriant portier. Taxi qui nous emmène dans un labyrinthe de ruelles plus ou moins escarpées et nous dépose, un peu perdus, devant la porte d’un bâtiment qui au premier regard, ne ressemble guère à un théâtre.
La réunion est commencée depuis un bon bout de temps et c’est l’heure de la pose. Laquelle a fait descendre toute l’assemblée de deux étages, au bar. Thé, café, pâtisseries, fauteuils en rotin, terrasse pour les fumeurs et échanges de salutations. Ce plaisir simple des accolades et des sourires de bienvenue. Il y a là Dominique, bien sûr, le coordinateur général, nos hôtesses portugaises Maria et Carolina et les représentants de plusieurs comités que je crains de ne pas pouvoir tous nommer : Wolfgang, Nicole, Henning du comité allemand, Frédéric du comité italien, Hakan notre hôte à Istanbul, Andreas du comité grec, Lilach et Nohar du comité hébreu, Sarah du comité anglais, Gergana et Vasilena du comité bulgare, Amin du comité arabe et Tiana, la nouvelle coordinatrice du comité BCMS… j’en oublie sans doute. Il ne semble manquer qu’Ulrike et Anna qui nous rejoindront plus tard.
La pose étant finie, nous nous retrouvons dans la salle de réunion, pièce vaste et lumineuse, où se poursuit la réunion. L’objectif est de présenter rapidement la dernière sélection de trois pièces effectuée par chaque comité. Chacun dispose de cinq minutes pour s’acquitter de cette tâche qui se double par ailleurs d’un document écrit. Mais le but est également de faire part de sa démarche, de ses éventuels critères de choix et des difficultés de réunir les textes quand ces difficultés se présentent. Alors, il peut se produire que les cinq minutes soient dé- passées ou que des questions émergent… Néanmoins la réunion ne s’éternise pas car le pro- gramme de la soirée impose le respect des horaires.
Il y a tout d’abord un repas de bienvenue organisé au bar sous forme de buffet. Occasion de bavarder avec quelques amis de choses plus ou moins importantes et d’apprécier, plus que nécessaire, le vin blanc portugais, tout en se laissant happer à travers les fenêtres par le panorama urbain où il reste difficile de repérer notre chemin. Cette aimable collation se pour- suit par une lecture publique dans un auditorium à l’étage supérieur. Trois actrices dont Ma- ria proposent de faire entendre Cindirella, une pièce bulgare de Gergana traduite en portugais. L’exercice de l’écoute est assez délicat mais l’énergie des trois lectrices communique une certaine émotion d’autant qu’elles se sont équipées de plusieurs accessoires pour rendre la lecture ludique et que régulièrement, elles se lèvent de leur table pour présenter à l’auditoire des photos de personnalités féminines. La musique de la langue est plaisante à l’oreille. Et à défaut de comprendre réellement quelque chose, on se laisse agréablement séduire, sans ennui ni regret.
Après la lecture, nous attendons un taxi pour rentrer à l’hôtel quand un jeune homme s’adresse à nous en français: « Vous avez compris quelque chose ? » Notre réponse ne le surprend pas et une discussion s’engage. Ce garçon d’origine ukrainienne est étudiant à l’université de Lisbonne où il prépare un master de traduction. Il a vécu de longues années de son enfance en Angola où il a poursuivi ses études au lycée français, d’où sa connaissance des trois langues. Disposant du véhicule paternel, il nous propose aimablement de nous reconduire à l’hôtel. Et il nous offre, pour l’occasion, notre première promenade nocturne à Lisbonne avec l’assistance de son GPS.
Vendredi 22 septembre
Une longue journée de travail nous attend et nous nous sommes levés de bonne heure. Dans la salle de petit déjeuner, au deuxième sous-sol de l’hôtel, les coordinateurs Eurodram se sont répartis autour de deux ou trois tables et les conversations ne sont pas toutes professionnelles. La salle de restaurant envahie de touristes en short et tenues d’été, le ballet incessant des serveurs et les comestibles disponibles dans les vitrines réfrigérées invitent à se ménager un court instant de détente.
Histoire de s’aérer et de bénéficier du paysage urbain, nous décidons avec Frederic de nous rendre au théâtre à pied. Une bonne demie heure de marche en empruntant sur toute sa longueur l’Avenue de la Liberté.
Sur la place des Restauradores, nous retrouvons Henning qui sort d’une station de métro et en sa compagnie, nous rejoignons au jugé une des ruelles en escaliers qui grimpent vers le Castelo. A pied, l’itinéraire me semble beaucoup plus simple que ceux empruntés la veille et qui m’avaient désorienté.
La première rencontre de la matinée, programmée à 10 heures, a lieu dans la même salle de réunion. Il s’agit à présent de parler davantage du fonctionnement de chaque comité, de ce qu’il a pu faire ou non, de ses difficultés diverses, de ses projets, de ses attentes… Inventaire nécessaire qui s’achève par une longue discussion sur les obligations de chacun et sur les possibilités d’entre-aide via le réseau.
Pause déjeuner tardive. Wolfgang a déniché un petit restaurant dans le Barrio Alto, à environ vingt minutes de marche et propose de nous y conduire. Il nous vend si bien son affaire que, Frédéric et moi, sommes tentés de le suivre malgré le peu de temps dont nous disposons. Nous ne le regrettons pas. L’établissement est un de ces bistrots sans prétention gastronomique, fréquentés uniquement par des travailleurs du quartier et la cuisine s’y montre aussi généreuse qu’authentique. Et le rapport qualité-prix est largement indiscutable, tout comme l’est notre dépaysement. L’estomac plein, c’est d’un bon pas que nous remontons jusqu’au théâtre et l’ascenseur public s’avère le bienvenu.
Les échanges se poursuivent durant l’après midi jusqu’à environ 19h car la salle doit être libérée pour une nouvelle lecture publique. Ecourtés, ils n’en sont pas moins productifs et portent principalement sur les moyens de dynamiser et d’étendre le réseau: créer de nouveaux comités, favoriser les échanges et les traductions, concerner davantage les comités en sommeil…
Toutes ces discussions en anglais ont largement entamé ma capacité d’écoute et avec Viviane qui m’attend au bar du théâtre, je décide de m’éclipser pour aller marcher jusqu’au Tage et flâner dans le quartier de la Baixa au risque d’être alpagué par un rabatteur de restaurant. Et c’est effectivement ce qui se produit.
Retour à pied à l’hôtel, dans la nuit tiède de Lisbonne. Sur la place Rossio, un défilé de mode se prépare au bord de la fontaine et de ses belles statues éclairées et Le Roi Lear est à l’affiche du Théâtre National Dona Maria.
Samedi 23 septembre
Au cours d’un bref échange avec Dominique et Ulrike dans un petit bistrot juste en face du théâtre, je les informe de mon intention de ne pas participer à la réunion de la matinée consacrée aux histoires de budget, afin de discuter en tête à tête avec Amin qui semble un peu perdu dans l’organisation de son comité arabe. Amin accepte l’invitation et nous nous retrouvons au bar. Nous essayons de voir ensemble comment je peux l’aider, préciser certains points et même ouvrir des pistes pour essayer de dénicher des textes arabophones. Sa principale difficulté étant liée au fait que nombre des auteurs maghrébins continuent à écrire en français pour s’assurer une plus large écoute et pour déjouer la censure, fréquente dans leur pays. C’est une conversation sereine et franche, soulagée des tensions qui ne manquent pas de s’exprimer lors des échanges collectifs.
Cette fois, la pause du déjeuner est vraiment trop courte pour envisager de redescendre dans notre cantine ouvrière du Barrio Alto et nous sommes nombreux à jeter notre dévolu sur l’établissement le plus proche qui donne dans la cuisine bio internationale. Jus de citron et taboulé chaud, service au ralentis, ambiance confinée et néanmoins détendue. Rien à voir avec l’animation travailleuse de la veille.
La dernière séance de l’après-midi est porte sur l’organisation de la prochaine assemblée générale, laquelle devra se tenir à Tel Aviv à l’invitation de Lillah et du comité hébreu. Avant la tenue d’un débat, en portugais et en anglais, au sujet de la traduction théâtrale, ont lieu les traditionnelles séances de photo sur la terrasse. Et les sourires témoignent de la satis- faction générale et du constat effectué par chacun des progrès du réseau Eurodram.
Petite vadrouille dans le quartier, histoire de collecter quelques images pour alimenter cette chronique. L’air frais de la fin de journée s’écoule sous les arbres qui bordent les hauts murs du château et les terrasses en belvédère profitent des derniers rayons de soleil tandis que toutes les langues se mêlent dans l’ivresse toute relative d’un verre de Vino verde ou d’une bière locale. Tout en bas, sur le Tage, un paquebot de croisière jette un appel de corne de brume pour inviter ses passagers à rejoindre le bord. Une assiette de morue grillée au restau-rant du Chapitô avec panorama romantique et soleil couchant sur le Tage conclue cette échappée touristique.
La journée se poursuit avec la représentation du spectacle Ella diz proposé par le Teatro da garagem. Un dialogue décisif entre une mère et sa fille, dont les surtitres en anglais traduisent l’âpreté et le caractère métaphysique sur fonds de mort maternelle. On pense à Nathalie Sarraute, allez savoir pourquoi. Mais plus souvent à Marguerite Duras en raison de la répétition de la mention « Elle dit » ajoutée aux répliques.
Le retour à l’hôtel se fera de nouveau à pied, en compagnie de Sarah, la coordinatrice anglaise.