Selection Eurodram 2023 : La Grande Honte, d’Alina Șerban

Texte français de Nicolas Cavaillès
Titre original : Marea ruşine
texte traduit du roumain en 2021
créé à Bucarest en 2018

sumé

Étudiante à Bucarest, Magda, orpheline rrom ayant grandi en foyer, tente d’entrer en Master avec un projet ambitieux : une étude consacrée à l’histoire de l’esclavagisme des Rroms. Confrontée au scepticisme, voire à l’hostilité des professeurs et de son entourage, elle s’obstinera, forte de sa conviction et de son engagement, et elle mènera à terme son projet en mettant en scène l’origine de l’esclavage des Rroms, leurs humiliations, leurs souffrances, et les grandes heures de leur affranchissement sous la forme d’un spectacle théâtral, joué sous les yeux des professeurs (et qui constitue le dernier quart de la pièce) : un montage historique mettant en scène de grandes figures politiques nationales, ainsi que des représentants lambda de différentes couches sociales, des plus puissants aux plus opprimés.

L’autrice

Rrom de Roumanie, née en 1987, Alina Șerban est comédienne, dramaturge et metteuse en scène, au théâtre et au cinéma, depuis 2009. Elle est la première femme rrom à s’être illustrée de la sorte dans ces domaines ; son œuvre  féministe et engagée, lui a déjà valu de multiples prix internationaux – ainsi que l’hostilité accrue d’une frange de la classe politique roumaine, où le racisme antirrom est non seulement réel et actif, mais encore affiché et revendiqué – Diplômée en Art dramatique et en Cinématographie à l’Université de Bucarest, Alina Șerban est titulaire d’un Master de la Royal Academy of Dramatic Art de Londres. Elle a poursuivi sa formation à la Tisch School of the Arts de l’Université de New York, avant de se faire connaître par son premier spectacle, un one-woman-show intitulé Je soussignée, Alina Șerban, déclare (Declar pe propria răspundere, 2009), dans lequel elle raconte son enfance et son adolescence dans la misère et les traditions de la communauté rrom. Elle a joué ce spectacle dans son pays natal, mais aussi en Angleterre, en France et en Italie, notamment.

Membre de la plateforme Black Theater Live, qui soutient les artistes noirs, asiatiques ou issu d’ethnies minoritaires, elle a joué dans ou réalisé plusieurs films de lutte contre le racisme et les discriminations, au cours des dix dernières années. En 2018, elle était l’image du One World Romania Human Rights Documentary Film Festival.

Elle monte en 2018 au théâtre Excelsior de Bucarest La Grande Honte (Marea ruşine), la première pièce de théâtre jamais écrite qui aborde le sujet largement méconnu de l’esclavage des Rroms et de son impact sur l’identité rrom, ainsi que les relations entre Rroms et non-Rroms aujourd’hui. En tant qu’actrice, Alina Șerban a reçu plusieurs prix internationaux pour ses rôles dans Seule à mon mariage (film de Marta Bergman, 2018) et Gipsy Queen (film de Huseyin Tabak, 2019).

Artiste engagée, Alina Șerban poursuit son activisme pour la cause rrom avec le court-métrage historique Lettre de pardon (Biletul de iertare, 2020), qu’elle a écrit et réalisé et dans lequel elle joue le rôle de la mère du héros, un esclave rrom qu’elle essaye de libérer en se sacrifiant pour lui.

Le traducteur

Nicolas Cavaillès travaille comme traducteur littéraire du roumain depuis une quinzaine d’années. Il est membre du Comité roumain de la Maison Antoine Vitez depuis 2017. Il a traduit certaines des plus grandes voix de la littérature roumaine d’hier et d’aujourd’hui : Gabriela Adameşteanu, Mircea Cărtărescu, Nicoleta Esinencu, Norman Manea, Gabriel Sandu, Dumitru Tsepeneag, Urmuz, Matei Vişniec…

Note d’intention concernant la traduction

Centrée sur le combat romantique et singulier de sa jeune héroïne, La Grande Honte en épouse la cause : faire connaître et reconnaître les siècles d’esclavage auxquels les Rroms ont été soumis, et lutter contre les discriminations raciales dont les Rroms sont aujourd’hui encore les victimes. Mais l’enjeu ne s’arrête pas là, la « honte » pointée du doigt dans le titre est en réalité plurielle : honte historique, face à un passé inavoué ; honte sociétale, quand une société refuse toute solidarité avec une des ethnies qui la composent ; honte personnelle, quand certains personnages (Matei, Elena) tentent de cacher leur propre identité rrom.

Quelle est notre histoire ? Qui nous l’a racontée ? Comment construire notre identité sur des silences, sur des mensonges ou sur de la haine ? Ces questions universelles atteignent une intensité particulière dans le cas des Rroms, dont les souffrances passées trouvent un écho sinistrement vivace dans le racisme contemporain – la thèse de l’autrice voulant précisément relier la situation actuelle des Rroms aux traumatismes du passé.

Habile et explicite, la structure de la pièce expose, au gré d’une succession de conflits ouverts, le drame individuel de deux orphelins rroms (Magda et Matei) dont les destins vont se croiser ; en contrechamp, on assiste aussi au drame familial et générationnel de la professeur Oprea, qui lutte pour les droits des Rroms, et de sa fille Elena, qui s’y refuse. Les derniers seront les premiers, dans

ce scénario où chacun sera confronté à ses propres responsabilités, où l’hypocrisie sera démasquée et où le pardon et l’honnêteté seront, in fine, récompensés – telle est la vertu du dialogue.

Le tout est transcendé dans l’acte artistique engagé qui constitue la dernière partie du spectacle, et le couronnement de sa dimension pédagogique : pièce dans la pièce, le mémoire de Master de Magda prend la forme d’une œuvre théâtrale et historique, digne des plus belles audaces de ce que les universitaires appellent désormais la création-recherche (artistic research).